L'inventaire de 1906 dans l'église d'Auzers
Depuis de nombreuses années nous séjournons à Auzers chez nos amis Guy et Josette Boisgibault que nous avons connus à Langres au début des années 60. Guy et moi enseignions au Lycée Diderot. Josette descendait d'une famille de marchands de toile cantaliens, les Clavel, fixée à Langres depuis plusieurs générations tout en conservant des contacts avec des parents restés au pays: un cousin menuisier à Moussages, Pascal Chabrier, époux de Marthe Clavel, de Marlat, et père de Paulette Chabrier elle-même mariée à Léon Pébrel et installée à la ferme de Bacheluze.
En 1990, l'auberge du Château (aujourd'hui du Troumelou) ouvrait quelques chambres, facilitant le séjour d'été à proximité de cette famille. Quelques années plus tard, Guy et Josette avaient l'opportunité d'acheter la maison actuelle, Josette retrouvant ses racines ancestrales. Cette maison est située juste derrière l'église qui barre de toute sa longueur la vue sur le paysage et qui, carillonnant de bon matin et pour l'angélus du soir, est omniprésente dans toute sa robustesse. Même si elle est relativement récente (Second Empire), elle séduit par ses références locales avec ses murs de pierre volcanique et sa couverture en lauzes. Son curé, l'abbé Gaillard, amical et accueillant, était la mémoire du village.
Cette église a été le lieu d'UN EVENEMENT MARQUANT le 5 mars 1906: à 10h30, le percepteur de Mauriac, mandaté par l'Administration des Domaines d'Aurillac, a rendez-vous avec le Conseil de Fabrique pour faire l'INVENTAIRE DES BIENS DE L'EGLISE après le vote de la LOI DE SEPARATION DES EGLISES ET DE L'ETAT du 6 décembre 1905.
En effet, cette loi supprime le système mis en place par le CONCORDAT de 1801 par lequel l'Etat rémunérait les membres du clergé et attribuait dans chaque paroisse la gestion des biens nécessaires au culte (églises, mobilier, oeuvres d'art) et des revenus des cérémonies et des donations à une FABRIQUE, considérée comme un établissement public d'Etat. Le CONSEIL DE FABRIQUE comprenait obligatoirement le CURE et le MAIRE et quelques autres membres, moins de dix en principe, appelés marguilliers ou fabriciens, tous bénévoles. La charge pouvait être lourde puisque la construction et l'entretien des édifices du culte et du mobilier lui incombaient. Notamment à Auzers, le Conseil de Fabrique avait dû trouver des fonds et assumer la construction de la nouvelle église entre 1848 et 1871, année de sa consécration.
Des Fabriques aux Associations Cultuelles
Pour remplacer les Fabriques, la loi de Séparation a prévu des "ASSOCIATIONS CULTUELLES", associations "loi de 1901", à but non lucratif et uniquement vouées à permettre l'exercice du culte par la rémunération du clergé, par l'entretien des églises qui leur sont confiées, par la gestion de tous les aspects matériels nécessaires au culte et par la réception des donations et legs. Ce transfert des Fabriques aux Associations Cultuelles nécessitait un INVENTAIRE DES BIENS, prévu par le décret du 29 décembre 1905. Mais, peu après, la PAPAUTE CONDAMNE la loi de Séparation par l'encyclique "Vehementer nos" du 11 février 1906 et donc refuse la constitution de ces Associations cultuelles, ce qui jette le trouble chez les ecclésiastiques et les populations attachées à leur foi. Alors que pour le gouvernement l'inventaire est d'abord un acte juridique de dévolution de biens, son exécution n'est pas dépourvue de maladresse et d'incompréhension des sentiments de la population. Il s'agit aussi, dans l'esprit des législateurs, d'éviter que les membres du clergé fassent disparaître ou même vendent certains biens. Aussi, si souvent ces inventaires se déroulent sans difficulté, parfois ils sont effectués dans un climat houleux, se heurtant à la foule des fidèles barricadés dans l'édifice, chantant des psaumes, ce qui entraîne l'appel à la gendarmerie et à l'armée, à l'utilisation de la force publique. Un manifestant est grièvement blessé (il mourra trois semaines plus tard) le 27 février à Monistrol-d'Allier, en Haute-Loire, le département d'à côté et des échauffourées se produisent dans l'Ouest breton et vendéen, dans le Nord, le Massif Central, à Paris.
Le 5 MARS 1906, LE PERCEPTEUR DE MAURIAC A DONC RENDEZ-VOUS AVEC LES CINQ MEMBRES DE LA FABRIQUE D'AUZERS: Antoine Arnal, le prêtre desservant, Joseph Douhet, baron d'Auzers, président, Journiac, trésorier, Jean-Baptiste Vignal et Joseph Breton, propriétaire exploitant.
Comment l'opération se déroule-t-elle?
Le procès-verbal mentionne la lecture initiale de DEUX PROTESTATIONS, l'une faite par le président de la Fabrique, l'autre par le Curé. Mais quoiqu'annexées au compte rendu, elles ont disparu des archives. D'autre part, durant l'opération, le curé a refusé d'ouvrir le tabernacle où se trouve le ciboire contenant les hosties consacrées, donc la "présence réelle" du Christ dans l'Eucharistie et le percepteur n'a pas insisté, faisant preuve de modération, enregistrant simplement un ciboire décrit par le prêtre. Enfin les membres de la Fabrique ont refusé de signer le procès-verbal. L'inventaire de BASSIGNAC, village tout proche, qui a eu lieu le 1er mars comporte les mêmes remarques mais la protestation du président de fabrique, Monsieur de La Tour, a été adjointe au procès-verbal. Elle est très éclairante quant à l'état d'esprit d'une partie des fidèles et peut représenter la protestation de ceux d'Auzers car il n'est pas exclu qu'une démarche identique ait été décidée à l'avance entre les Fabriques locales:
"En ma qualité de président du Conseil de Fabrique de Bassignac, je proteste de toute l'énergie de mon âme contre l'acte inique, vexatoire et odieux qu'on nous oblige à commettre et qui en prépare un autre plus inique et plus odieux encore.
En effet, si l'Etat fait inventorier aujourd'hui les objets du culte qui sont dans cette église, c'est pour se les approprier demain. Or, tous ces objets nous appartiennent et n'appartiennent pas à l'Etat. C'est avec les fonds de la Fabrique, c'est avec l'argent des bienfaiteurs de cette paroisse qu'ils ont été payés. Tel ce chemin de croix dont voici la quittance et que je refuse de laisser inventorier, ayant été offert par un membre de ma famille.
Je proteste donc avec la dernière énergie de mon âme catholique, au nom de tous les habitants de cette paroisse trop peu nombreux pour suivre l'exemple qui leur est donné par les grands centres (allusion aux incidents graves survenus à Paris, à l'église du Gros Caillou et à Notre-Dame?) mais qui n'en sont pas moins froissés profondément dans leur conviction et dans leur foi.
Enfin je proteste au nom des bienfaiteurs décédés dont le gouvernement viole avec impudence les volontés les plus sacrées et qui, couchés autour de cette église, doivent frémir d'indignation dans leur tombeau.
Et maintenant, Monsieur, vous pouvez accomplir la triste besogne qui vous est échue et que vous n'avez acceptée qu'à contrecoeur, je n'en doute pas. Mais je m'oppose avec notre digne et vénéré pasteur à l'ouverture du tabernacle où réside le saint des saints. Car aller jusque-là serait commettre un sacrilège que nous empêcherions au péril de notre vie."
Le message est clair: les inventaires représentent une SPOLIATION car le clergé et les fidèles ont contribué après la tourmente révolutionnaire à payer la remise en état des églises et à les doter des objets nécessaires au culte. Pour eux, c'est une confiscation pure et simple, une atteinte à la propriété privée. D'autre part, cela est vécu comme une PROFANATION DES LIEUX SAINTS commandée par un gouvernement de libres penseurs, ennemis de la religion dans la ligne de l'expulsion des congrégations qui vient d'avoir lieu sous le gouvernement "du petit père" Combes. Mais ici, cela ne va pas plus loin qu'une déclaration de prinicipe, une sorte de baroud d'honneur. Car les habitants ne suivent pas. Le procès-verbal ne fait mention d'aucun incident. Tout s'est déroulé pacifiquement.
POURQUOI LES HABITANTS D'AUZERS N'ONT-ILS PAS REAGI, ne se sont-ils pas attroupés autour de leur église comme en certaines paroisses? Ils étaient 973 selon le recensement de 1906 (moins de 200 aujourd'hui !), tout un PEUPLE DE PETITS PAYSANS exploitant avec leur famille, parfois avec un domestique et des journaliers, ainsi que d'ARTISANS nécessaires à la vie de tous les jours (boulanger, menuisiers, charron, cordonniers, sabotiers, forgeron, chaudronniers, couvreur, couturières, meunier), cinq instituteurs et institutrices, deux prêtres, une postière, deux épicières, un café, un marchand de tabac. Une dizaine de MARCHANDS DE TOILE gagnaient leur vie à l'extérieur selon la tradition cantalienne. Auzers n'a pas encore connu le grand exode rural qui commence seulement ici après la Guerre de 1914-1918 et son hécatombe. C'est encore la vieille France des campagnes dont le trop-plein est visible (famille avec de nombreux enfants), synonyme de vie modeste et frugale pour la majorité. Nous n'avons pas d'indices sur la pratique religieuse sauf d'une manière globale, les cartes spécialisées montrant que la partie occidentale du Cantal est en voie de déchristianisation, surtout chez les hommes, contrairement à la "montagne" qui reste attachée à la foi ancestrale.
D'autre part, lors des élections législatives de mai 1906, l'arrondissement de Mauriac a réélu pour la troisième fois FERNAND BRUN, un avocat qui est maire de Riom-ès-Montagnes, qui appartient au parti radical-socialiste, et qui, laïc et anticlérical, a voté la loi de Séparation. On peut penser qu'à Auzers une partie des électeurs, peut-être la majorité, a voté pour lui d'autant plus que c'est un personnage haut en couleurs, décrit au moment de sa mort en 1936 par le "Réveil du Cantal" comme une forte personnalité, avenant, jovial, aimant parler avec les paysans lors des foires et s'enquérir de leurs besoins et de leurs aspirations. Maire de Riom de 1898 à 1936, conseiller général du canton à partir de 1901 et député de Mauriac de 1898 à 1919 et de 1928 à 1932, il a joué un rôle moteur dans l'électrification des villages et l'amélioration du réseau routier. Ses succès électoraux sur plus de 30 ans témoignent de son influence et de l'orientation de l'électorat sur le long terme.
En quoi a consisté cet inventaire?
Il s'est fait de manière systématique. D'abord la caisse de la Fabrique qui contient 108 francs, plus 367 francs de rente à 3% sur l'Etat, ce qui est peu si l'on compare cette somme au salaire moyen d'une domestique par exemple (40 francs par mois en moyenne à l'époque). Puis l'église est comptée pour sa superficie au sol, soit 7a50ca, ce qui, au prix local du foncier, lui donne la valeur de 700 francs. Le presbytère, construit à la même époque que l'église est, lui, décomposé en trois parties: sa surface au sol (80ca, soit la valeur de 100 fr.) la surface du jardin (4 ares soit la valeur de 800 fr.) et la maison proprement dite évaluée à 10000 francs. Dans l'église, ont été classés comme immeubles et non évalués, des autels, les stalles, la table et la grille de communion, la chaire, des bénitiers, les fonts baptismaux, deux confessionnaux, quelques vitraux, les trois cloches, les meubles de la sacristie. Tout le reste a été minutieusement recensé et évalué, soit 82 pièces: statues, chandeliers, tableaux, croix, reliquaires, ornements, lustres, horloges, vêtements sacerdotaux, vases, etc. Les sommes évoluent entre 1,50 et 50 francs, mais le plus souvent dans la partie basse de la fourchette. Seuls, deux biens dépassent largement ce niveau: les 14 tableaux du chemin de croix indiqués pour 400 francs et une statue de la Vierge comptée pour 200 francs et qui doit probablement être la célèbre Pietà. Au total, ces biens comptabilisés et la somme en caisse de la Fabrique s'élèvent à 2689 francs.
Lors de cette opération, Joseph Douhet, baron d'Auzers, a tenté de faire mettre à part certains éléments qui auraient été offerts par sa famille (comme le chemin de croix, une dizaine de chandeliers, une statue de Sainte Anne) ou par d'autres donateurs, avec sans doute l'espoir qu'ils seraient un jour exclus de l'inventaire et pourraient être récupérés.
Or, le lendemain 6 mars, à Boeschèpe, dans le Nord, UN MANIFESTANT EST TUE, ce qui, devant l'émotion, entraîne la suspension des inventaires. Puis le nouveau ministre de l'intérieur, Clémenceau, interrompt définitivement le processus le 14 mars: "La question de savoir si on comptera ou on ne comptera pas les chandeliers dans une église ne vaut pas une vie humaine" dit-il.
Les biens ecclésiastiques, église et presbytère, sont alors transférés aux communes (les cathédrales au ministère des Beaux-Arts). Après l'apaisement des tensions lors de la Guerre patriotique de 1914, des ASSOCIATIONS DIOCESAINES, négociées avec Rome, présidées par l'évêque du lieu, verront le jour en 1924 pour remplacer les associations cultuelles prévues en 1905, avec des attributions assez proches.
Ainsi se terminait un épisode qui avait opposé la République et l'Eglise catholique, agité les populations surtout dans les régions de forte pratique religieuse et qui donnait naissance au modus vivendi que nous connaissons aujourd'hui, basé sur la LAICITE.
Sources: Archives du Cantal, 47 NUM 15/1 et 3 NUM 15.
Texte transmis le 23 février 2017